Catégorie : Bonnes Pratiques

Quels pièges à éviter pour évaluer l’empreinte environnementale du numérique ?

[article écrit avec la contribution de Lise Breteau, Lorraine de Montenay, Marie Husson et Jérôme Moly]

De plus en plus d’entreprises, de directions informatiques et de collectivités désirent évaluer les impacts environnementaux du numérique au sein de leur organisation avec comme ambition de détecter les leviers pour réduire leurs impacts.

Cette démarche vertueuse reste néanmoins complexe et peut amener à commettre des erreurs même sans le vouloir. Dans cet article, nous listons les points d’attention afin de réduire le risque d’erreurs lorsque des organisations souhaitent évaluer les impacts environnementaux du numérique.

Bien définir son périmètre

La définition du périmètre d’un service rendu par le numérique peut s’avérer parfois fastidieuse. C’est d’autant plus vrai quand il y a une évaluation d’une organisation ou d’un territoire. Quels équipements doivent être pris en compte ? Doit-on prendre en compte les centres informatiques des partenaires ? Comment évaluer la part du réseau qui est partagé ? Les questions peuvent être très nombreuses et les réponses peu évidentes. 

D’une manière générale, il faut éviter de réduire le périmètre à son minimum, même si les données sont complexes à récupérer. Par exemple, en ne prenant pas en compte certains équipements d’un périmètre donné, on risque de passer à côté de pistes d’actions prometteuses.

Par exemple, la question des télévisions à inclure ou non dans l’évaluation environnementale du numérique d’un territoire revient souvent. Or, d’après l’étude Europe pilotée par GreenIT.fr, 14 % des impacts proviennent des télévisions. Si elles avaient été exclues de l’étude sous l’argument que c’est du divertissement et non de la télécommunication, cela aurait sorti des radars un important levier d’action.

Les conclusions de l’étude Ademe-Arcep sont identiques. Rien ne garantit par ailleurs que les impacts des télévisions exclues d’une première étude auraient été pris en compte dans une autre étude. A l’inverse, il semble logique que les télévisions fassent partie d’un périmètre numérique car elles sont reliées à un “serveur” via un “réseau” (TNT, fibre optique, câble).

Dans la conception du numérique que nous portons au sein du collectif Green IT, nous estimons que tous les équipements et composants électroniques qui nécessitent le traitement de données binaires relèvent du secteur du numérique.

Le secteur du numérique est constitué de 3 tiers : terminaux, réseaux, centres informatiques. Ces 3 tiers peuvent aider à définir les éléments à inclure dans le périmètre de l’étude. Par exemple, dans une entreprise, une imprimante est reliée à un serveur d’impression, un écran publicitaire dans un magasin à un serveur de contenus, etc… Si l’objectif de l’étude est d’évaluer l’empreinte environnementale du numérique de cette entreprise pendant 1 an, ces appareils doivent être inclus.

A l’inverse, il peut être inapproprié d’inclure la machine à café connectée dans cet ensemble.

Être multicritères

Un des risques majeurs lors de la prise de décisions suite à une évaluation environnementale est de provoquer un transfert d’impacts.

Un exemple assez connu dans le numérique est le transfert des émissions de gaz à effet de serre vers la consommation d’eau douce dans les centres informatiques. En effet, dans un souci de réduction des émissions de gaz à effet de serre (et de la facture d’électricité) associés à la climatisation, les opérateurs vont refroidir les serveurs via de l’eau (potable). Certes, les émissions de GES ont été réduites mais dans certaines zones comme le Texas, les centres informatiques sont tellement consommateurs en eau que des conflits se créent avec les agriculteurs et élus locaux. La question se pose également pour la fabrication, par exemple avec l’extension de l’usine de ST Microelectronics à Crolles en Isère : la fabrication de la puce qui handicape les agriculteurs et riverains apportera-t-elle plus de bénéfices environnementaux que ses impacts directs négatifs ? 

Afin de limiter le transfert d’un impact vers un autre ou d’une étape du cycle de vie vers une autre, le standard de référence (ISO 14040) et la Commission Européenne recommandent de ne pas se focaliser sur un seul indicateur environnemental.

Il est compréhensible que la pression soit mise sur la diminution des conséquences potentielles dues au réchauffement global tant l’enjeu aujourd’hui est pressant, à la fois en termes de dérèglement des climats locaux, mais aussi de contribution à la régression écologique. Il faut toutefois prendre conscience que les émissions de gaz à effet de serre ne représentent pas l’indicateur le plus pertinent quand nous parlons du numérique.

En utilisant la méthode de normalisation et de pondération des indicateurs environnementaux proposée par le JRC [1]  , lors des différentes études que nous avons produites (Europe,  France), nous avons constaté que l’indicateur qui contribue le plus à l’empreinte environnementale du numérique en France et en Europe, est le potentiel d’épuisement des ressources abiotiques (les métaux essentiellement).

Parler d’empreinte environnementale du numérique sans prendre en compte les impacts sur la consommation d’eau, l’énergie primaire et surtout les ressources abiotiques et fossiles occultera à coup sur des transferts d’impacts. 

Une approche mono-critère gaz à effet de serre est d’autant plus dangereuse que le risque de greenwashing est proche même si elle est involontaire.

Enfin, rappelons que la consommation électrique n’est pas un indicateur d’impact environnemental. Ses impacts environnementaux dépendent de la localisation, de la source (type d’énergie primaire) de sa production (méthode de transformation de l’énergie primaire en électricité). Utiliser l’électricité comme un indicateur d’impacts environnementaux peut amener à des décisions contre productives comme saturer la mémoire vive d’un ordinateur (car la consommation électrique de la RAM est constante). Ce qui ne manquera pas de déclencher prématurément l’obsolescence de l’appareil, donc d’augmenter le potentiel d’épuisement des ressources abiotiques et 15 autres impacts listés par la méthode européenne “Product Environmental Footprint” (PEF).

Utiliser des normes internationales

Les experts du monde entier ont créé des normes internationales, reconnues et utilisées dans toutes les études, de référence, bien au-delà du secteur du numérique. Il serait donc dommageable de réinventer la roue. Pour progresser dans le domaine du numérique, nous devons éviter des normes peu, voire pas, soumises à l’épreuve, tout comme il est fortement déconseillé d’utiliser un cadre qui ne soit pas au minimum européen. Un des risques de prendre une norme d’évaluation qui serait uniquement franco-française, ou produite uniquement par les acteurs économiques d’un secteur en particulier, est de ne pas être reconnu à l’international ou dans un cadre multisectoriel et de n’avoir aucun degré de comparaison avec des évaluations similaires à l’étranger.

Source : https://www.mdpi.com/2071-1050/10/8/2898#

C’est pour cette raison que la Commission Européenne recommande à tous les Etats membres d’utiliser le standard ISO 14040/44 pour la réalisation d’Analyse de Cycle de vie d’un service ou d’un système numérique quelque soit le champ de l’étude. La Commission complète d’ailleurs ces standards internationaux avec la méthode PEF précitée, déclinée en normes plus spécifiques dites PEFCR (Product Environnemental Footprint Category Rules), dont certaines pour les produits et services numériques. Partagées  par tous les acteurs d’un même secteur d’activité, ces “recettes” d’ACV prennent en compte les 16 indicateurs d’impacts environnementaux et sanitaires recommandés au niveau européen afin de réduire le risque de transfert d’impacts, mais aussi pour apporter une comparabilité des études, d’un produit à l’autre et d’une entreprise à l’autre. C’est la base de l’affichage environnemental.

Bien évidemment, ce cadre n’apporte pas la garantie absolue que la méthode utilisée ne souffrira d’aucun biais. Les choix méthodologiques sous-jacents liés à la modélisation de l’étude auront un impact important sur ce qui peut ressortir. Cependant, l’avantage d’utiliser ce cadre est que chaque décision, chaque raccourci est documenté, justifié, revu et soumis à critique, et comparable avec d’autres études. L’interprétation de l’étude peut se faire de manière transparente et en toute connaissance de cause.

Ne pas s’écarter de l’essentiel

Si l’évaluation de l’empreinte d’un service ou d’un système numérique permet d’avoir une photo à un instant T sur les impacts environnementaux et sanitaires potentiels de ce service, il ne faut pas mettre de côté la finalité d’une telle démarche. Elle ne doit pas occulter la phase d’interprétation et d’identification des leviers pour réduire ces impacts : il n’est pas opportun de rechercher une évaluation “parfaite” si le modèle utilisé a permis d’identifier de manière incontestable des actions efficaces. La finalité reste indubitablement d’agir rapidement et efficacement pour réduire les impacts environnementaux et non d’avoir une photo la plus précise possible de l’état actuel.

En somme, le sérieux de la méthode importe, cependant il ne serait pas correct au regard de la gravité des enjeux du climat, de la biodiversité et de l’épuisement des ressources, de rester au stade de la mesure, au risque d’en oublier l’objectif de réduction des impacts environnementaux. Et il est extrêmement dangereux de baser son plan d’action sur une approche mono-critère qui induit toujours des transferts d’impacts. Au final, le plus simple et le plus efficace reste donc de se conformer à la méthode recommandée par la Commission Européenne (PEF).

[1] Joint Research Center qui regroupe les scientifiques indépendants de la Commission Européenne

Thomas Lemaire