Catégorie : Etude

Sans un plan de sobriété, les impacts environnementaux du numérique tripleront d’ici 2050

par Lise Breteau, avocate et Lorraine de Montenay, conseil en sobriété numérique, membres de Green IT

L’Ademe et l’Arcep ont présenté, le 6 mars 2023, le troisième et dernier volet de leur étude sur l’empreinte environnementale du numérique en France.

Il en ressort que l’approche « business as usual » est intenable et que le scénario le plus vertueux nécessiterait de circonscrire nettement la place du numérique dans les activités de l’ensemble de la société.

Quatre scénarios sont envisagés, à horizon 2030 puis 2050

A noter en préalable : les évaluations ne prennent pas en compte certains impacts :

  • l’impact « consommation d’eau », par manque de données,
  • l’impact sur la biodiversité, par manque d’indicateur direct.

Les projections ne prennent donc pas encore en compte l’ensemble des indicateurs d’impacts environnementaux du numérique. Les impacts sont certainement plus sévères que ce que l’on peut modéliser à ce jour.

Le « tendanciel » : un scénario intenable

Un premier scénario est dit tendanciel, c’est-à-dire qu’il poursuit la tendance actuelle (ou « business as usual »). A 2030, il prévoit une augmentation du parc de terminaux de +65%, et des usages de +20% par an. L’augmentation des impacts est conséquente : ils sont chiffrés à +45% des émissions GES, +15% de l’impact matière, +4% de la consommation d’énergie.

source : Ademe – Arcep

A 2050, la projection est vertigineuse. Dans un monde tout-technologie, où les objets connectés augmentent à x40 et les usages de +25% par an, les impacts sont : +370% d’émissions de gaz à effet de serre, +120% d’impact matière, +163% de consommation énergétique.

C’est intenable, compte tenu de :

  • l’urgence des crises environnementales en cours,
  • l’absence de chiffres sur certains indicateurs clé : eau, biodiversité, qui alourdissent encore le coût écologique du scénario,  
  • la probable difficulté à se procurer assez de matières stratégiques pour suivre ces augmentations. Des pénuries et des conflits d’usage surviennent déjà aujourd’hui sur les métaux rares et stratégiques.

Ces projections sont en ligne avec les estimations que Green IT avait produites dans ses études Monde EENM de 2019 et France iNum en 2020.

La « sobriété » : une cible qui nécessite une volonté politique élevée

Parmi les 4 scénarios présentés, le scénario de sobriété est le seul qui aurait un effet positif sur tous les indicateurs mesurés : à 2030 nous serions à -15% d’émissions de gaz à effet de serre, -30% d’impact matière, -52% de consommation d’énergie.

Dans ce scénario de sobriété :

  • Les équipements seraient tous éco-conçus,
  • La durée de vie de tous les équipements serait allongée de deux ans,  
  • Les téléviseurs seraient progressivement remplacés par des vidéo-projecteurs,
  • Le nombre d’antennes-relais, et le parc d’équipements numériques en général, n’augmenteraient pas par rapport à 2020,
  • Les usages progresseraient dans un cadre de « choix de la technologie la plus adaptée selon l’usage »,
  • La performance énergétique des équipements serait fortement améliorée.

A 2050, ce scénario, intitulé « génération frugale » reste sur la même dynamique de réduction des impacts, sur tous les indicateurs mesurés : -16% émissions GES, -30% impact matières, -52% conso énergétique par rapport aux impacts actuels du numérique.

Dans ce scénario de frugalité, en 2050 :

  • le parc baisserait à -20% de smartphones et comprendrait un nombre constant d’objets connectés par rapport à la situation actuelle,
  • la durée de vie augmenterait de +2 ans,
  • la consommation énergétique unitaire serait fortement réduite,
  • l’augmentation des usages serait de +10%/an.

A l’origine de l’expression « sobriété numérique », l’association Green IT se positionne en faveur de ce scénario « génération frugale », qui appelle des politiques publiques et industrielles très dynamiques, vers une sobriété choisie. Parmi les propositions de Green IT :

  • Soutenir et encadrer le réemploi pour qu’il devienne la norme, et créer la confiance sur le marché du reconditionné et de la réparation,
  • Allonger les durées de garantie et de mises à jour, dissocier les mises à jour correctives et de sécurité, des autres mises à jour (évolutives, hors conformité),
  • Eco-concevoir les équipements et les services numériques,
  • Développer l’innovation low tech et slow tech, soutenir les services qui allient la haute technologie et les basses technologies,
  • Agir sur les empreintes croisées du numérique : l’empreinte du numérique est non seulement environnementale, mais aussi cognitive (nos addictions aux écrans) et sociale (l’exclusion et l’inaccessibilité). L’action environnementale doit réduire les empreintes cognitive et sociale du numérique.

Une « sobriété » subie serait plutôt une privation : ne plus pouvoir bénéficier de services numériques d’intérêt général, voire d’importance vitale (santé, sécurité, défense, énergie, etc.), par manque de résilience, impréparation et dépendance à des ressources critiques devenues inaccessibles.

Les scénarios « intermédiaires » : voie médiane ou fausses solutions ?

Les deux scénarios intermédiaires prévoient des augmentations plus limitées que dans le tendanciel.

A 2030, ces scénarios opèrent une augmentation des émissions de gaz à effet de serre (entre +5 et +20%), mais une baisse de l’impact matière (-4 à -15%) et de la consommation d’énergie (-23 à -42%).

A 2050, les impacts restent potentiellement forts : de +32 à +186% d’émissions de gaz à effet de serre, de -24 à +58% en impact matières, de -36 à +78% de consommation énergétique. Une des variables serait de prioriser certains secteurs, par exemple connecter les territoires.

Une réserve majeure sur ces scénarios intermédiaires : ils prévoient l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, parfois fortement (+186% à 2050 dans le scénario haut), alors que les engagements de la France réclament tous leur baisse. La seule variable qui nous paraîtrait pertinente pour aller dans le sens d’un de ces scénarios intermédiaires, serait sous condition que celle-ci démontre sa capacité à diminuer plus fortement encore par ailleurs les impacts d’un autre secteur tel que les transports.

Ne sommes-nous pas arrivés à un moment où l’exigence de réduction des émissions de gaz à effet de serre est devenue non négociable ?

Contexte

Ce volet prospectif, spécifique au numérique, se place dans le contexte plus général de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), et des scénarios qui doivent orienter les politiques publiques vers la neutralité carbone en 2050, dans la ligne de l’Accord de Paris et des engagements de l’Union européenne « Prêts pour 2055 » (« Fit for 55 »). Les quatre scénarios 2050 reprennent les mêmes intitulés que les scénarios généraux désignés par l’Ademe dans ses études à 2050.

L’Ademe et l’Arcep, les deux autorités françaises, en charge respectivement de la transition écologique et de la régulation des télécoms, ont publié les deux premiers volets de cette étude sur l’empreinte environnementale du numérique en France, en janvier 2022. Les deux premiers volets constituaient l’évaluation de l’empreinte actuelle du numérique en France, arrêtée à 2020.

Green IT a activement contribué à ces deux premiers volets, en tant que membre du consortium NegaOctet : nous avons participé à l’analyse de cycle de vie multicritères, au cœur des analyses. Green IT a ensuite été consulté sur les modélisations préalables pour l’établissement du troisième volet.

Frédéric Bordage

Expert en green IT, sobriété numérique, numérique responsable, écoconception et slow.tech, j'ai créé le collectif Green IT en 2004. Je conseille des organisations privées et publiques, et anime GreenIT.fr, le Collectif Conception Numérique Responsable (@CNumR) et le Club Green IT.

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