Catégorie : Juridique

Une loi pour réduire l’empreinte environnementale du numérique en France

[Cette analyse vous est proposée par Lise Breteau, avocate au barreau de Paris, spécialiste en droit des technologies et contributrice du collectif GreenIT.fr]

Le Sénat a définitivement adopté en seconde lecture la loi n° 2021-1485 du 15 novembre 2021 visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France (REEN), publiée au journal officiel le 16 novembre.

Ce texte est le résultat d’une dynamique transpartisane au Sénat, dont le sénateur Patrick Chaize a été moteur, relayé ensuite à l’Assemblée nationale et au sein du gouvernement. Le législateur a eu l’ambition d’engager un large éventail de leviers d’action et d’acteurs.

1. Enseigner la sobriété numérique à la jeunesse

La loi ouvre les programmes scolaires à l’impact environnemental des outils numériques et la sobriété numérique, de la primaire au supérieur. Les étudiants ingénieurs auront en plus un module spécifique sur l’écoconception des services numériques.

Le collectif GreenIT.fr salue ces avancées ; les contenus de ces enseignements devront être élaborés sur des bases scientifiques et éprouvées. De plus, le collectif plaide pour ouvrir l’écoconception des services numériques à tous les étudiants, car ce sujet concerne autant le commerce et management, que l’ingénierie.

2. Orienter les pratiques commerciales

De nombreuses mesures visent à « limiter le renouvellement des terminaux » selon le chapitre II de la loi.

Un enrichissement progressif des pratiques commerciales vertueuses

La loi reste limitée sur les nouvelles orientations des pratiques commerciales, la navette parlementaire ayant réduit les ambitions d’origine. Les pratiques vertueuses se développent néanmoins.

Dans les offres groupées (notamment téléphone + abonnement), les opérateurs doivent préciser les détails de prix, l’objectif étant d’informer le public sur le prix réel des équipements lors d’un engagement/réengagement.

Les distributeurs d’équipements doivent fournir aux consommateurs « des alertes et conseils d’usage ou d’opérations d’entretien, de maintenance ou de nettoyage informatique afin d’optimiser leur performance, notamment la gestion de la mémoire et du stockage, dans le but d’allonger leur durée de vie. ».

Par ailleurs, les fabricants « assurent la disponibilité d’écouteurs compatibles avec le modèle de terminal pendant sa période de commercialisation », des écouteurs (de qualité médiocre) n’étant plus systématiquement fournis.

Davantage d’interdictions liées à l’obsolescence programmée

L’obsolescence programmée, qui relève des « fraudes » et « tromperies » aux termes du code de la consommation, est développée. La preuve du délit d’obsolescence programmée, qui s’est révélé inapplicable en l’état, est allégée et le délit est étendu à l’obsolescence logicielle. Les metteurs sur le marché ne doivent pas « limiter la restauration de l’ensemble des fonctionnalités » d’un appareil hors de leurs circuits agréés.

De plus, il est interdit de « restreindre la liberté du consommateur d’installer les logiciels ou les systèmes d’exploitation de son choix sur son terminal » après expiration de la garantie légale de conformité de deux ans sauf, en résumant, pour raison légale de santé et sécurité.

Renvoi aux directives pour l’encadrement des garanties et mises à jour

En pratique, allonger les durées de garanties et de mise à jour des appareils favoriserait l’allongement de leur durée d’utilisation. Les débats de la REEN ont soulevé ces sujets. Cependant, ces sujets sont également de niveau européen. Or, deux directives européennes sur la vente de biens et de contenus et services numériques (directives 2019/770 et 2019/771) ont été transposées par ordonnance n° 2021-1247 du 29 septembre 2021, en parallèle de l’adoption de la REEN. En conséquence, ces sujets ont été réservés à ces transpositions de directives, et la REEN n’a pas pu enrichir les apports des directives.

3. Favoriser l’essor du reconditionné / réemploi

Promouvoir le reconditionné

Les professionnels qui vendent ou louent des équipements terminaux mobiles neufs doivent informer les consommateurs de l’existence d’offres en reconditionné.

L’accès des reconditionneurs aux pièces détachées

Les reconditionneurs sont inclus dans les professionnels à informer de la disponibilité des pièces détachées. La REEN ajoute qu’il est interdit de leur limiter l’accès « aux pièces détachées, modes d’emploi, informations techniques ou à tout autre instrument, équipement ou logiciel permettant la réparation des produits ».

Rôle des éco-organismes en matière d’équipements numériques

Les objectifs de recyclage, réemploi et réparation des éco-organismes (ou systèmes individuels agréés) sont « déclinés de manière spécifique pour certains biens comportant des éléments numériques », au plus tard au 1er janvier 2028. Le collectif GreenIT salue cette mesure, qui permettra de flécher vraiment distinctement les petits appareils de high-tech avec le gros électroménager dans les cahiers des charges des éco-organismes.

De plus, les éco-organismes et les producteurs d’équipements doivent mener des opérations de collecte accompagnées d’une prime au retour, pour atteindre leurs objectifs de collecte si nécessaire.

Exploiter les gisements du secteur public

« Les équipements informatiques fonctionnels » de dix ans et moins du secteur public sont « orientés vers le réemploi ou la réparation », et les cessions pourront être réalisées gratuitement vers les entreprises solidaires d’utilité sociale.

La redevance pour copie privée, l’accident de parcours

La REEN assujettit les appareils reconditionnés à la redevance pour copie privée, sauf le secteur de l’économie sociale et solidaire. Cette disposition est passée contre la volonté unanime des promoteurs de la loi et vient en contradiction des mesures précitées visant à soutenir les filières émergentes du reconditionné et du réemploi.

Cela étant, deux rapports sont programmés sur le sujet : un rapport global sur la redevance pour copie privée d’ici fin 2021 (délai très ambitieux !), et un autre rapport, fin 2022, sur ses impacts économiques, notamment sur les supports d’enregistrement d’occasion. Ces travaux pourraient permettre d’éclairer les futures décisions en matière de copie privée.

4. Tirer le secteur du numérique vers le “vert”

Une timide entrée de l’écoconception des services numériques dans la loi

L’ARCEP et le CSA (future ARCOM), en lien avec l’ADEME, « définissent le contenu d’un référentiel général de l’écoconception des services numériques », au 1er janvier 2024. Ce référentiel définira des critères de conception durable des services numériques, afin d’en réduire l’empreinte environnementale. Il s’intéressera notamment « stratégies de captation de l’attention des utilisateurs ».

Le collectif GreenIT avait applaudi à la version initiale de cet article, rédigé par le Sénat. Un régime juridique de l’écoconception des services numériques était créé à partir du régime de l’accessibilité. Après évolution, le texte retenu n’est plus si précis dans son champ d’application, son élaboration et son caractère obligatoire. Le collectif s’attachera à suivre les travaux de mise en œuvre et les évolutions à venir de ce texte.

Premiers pas vers des obligations environnementales pour les entreprises du numérique

Les opérateurs devront publier des indicateurs clés sur leurs politiques de réduction de leur empreinte environnementale. Ces indicateurs seront un premier pas vers la transparence des impacts environnementaux du numérique.

Plusieurs articles visent à inciter les opérateurs au partage de sites, d’infrastructures et autres équipements de téléphonie mobile, et à informer les collectivités en cas de projet d’édification. L’ARCEP est en outre désormais investie de l’objectif de protection de l’environnement dans ses missions d’attribution de fréquences.

Par ailleurs, des limitations à la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE  – contribution au service public de l’électricité) sont prévues pour les centres de données économes en ressources.

Enfin, une recommandation sera produite en 2023 pour que les fournisseurs informent les consommateurs du coût en énergie et émission de gaz à effet de serre de leur consommation vidéo. A cet égard, le collectif GreenIT rappelle que le coût environnemental de la vidéo est bien plus macro que micro : il est lié à l’accumulation d’infrastructures pour répondre à la saturation des réseaux en place, bien davantage qu’un « coût énergie ou GES » du visionnage d’une vidéo.

5. Actionner le secteur public

Les achats publics doivent intégrer les indices de réparabilité et de durabilité, tels que définis par la loi contre le gaspillage et pour l’économie circulaire de février 2020.

Par ailleurs, les collectivités territoriales doivent intégrer la réduction de l’empreinte environnementale du numérique dans leurs plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET), ainsi que dans des nouvelles stratégies numérique responsable, qui complèteront leurs rapports développement durable.

6. Chiffrer et analyser

Un observatoire des impacts environnementaux du numérique est créé, pour « analyse[r] et quantifie[r] les impacts directs et indirects du numérique sur l’environnement ainsi que la contribution apportée par le numérique, notamment l’intelligence artificielle, à la transition écologique et solidaire. Il élabore une définition de la sobriété numérique. » Il est placé auprès de l’Ademe et de l’Arcep. Reste à connaître sa composition et son programme de travail !

Outre les rapports précités sur la copie privée, sont prévus les rapports suivants, à fournir au parlement par le gouvernement : 

  • rapport d’ici mi-mai 2022 sur « les mesures qui pourraient être envisagées afin d’améliorer le recyclage, le réemploi et la réutilisation des équipements numériques et sur la faisabilité de ces mesures » ;
  • rapport sur le développement des cryptomonnaies, sur ses enjeux et sur ses impacts environnementaux actuels et à venir, d’ici un an ;
  • rapport sur l’impact environnemental de la pratique du jeu à la demande.

Ces éléments doivent permettre d’améliorer la connaissance sur les impacts environnementaux du numérique, connaissance qui est d’ailleurs l’une des priorités de la feuille de route gouvernementale « Numérique et Environnement » du 23 février 2021.

Une proposition de loi, complétant la REEN, entend donner à l’Arcep un pouvoir de collecte de données environnementales auprès des acteurs du numérique (proposition de loi n°4628 adoptée par le Sénat visant à renforcer la régulation environnementale du numérique par l’Arcep – PPL RREN) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4628_proposition-loi#. Pour des raisons de navette parlementaire, cette disposition n’a pas été intégrée à la REEN. Le collectif GreenIT salue cette initiative et plaide pour que cette collecte s’applique aux grands fournisseurs de services cloud.

Frédéric Bordage

Expert en green IT, sobriété numérique, numérique responsable, écoconception et slow.tech, j'ai créé le collectif Green IT en 2004. Je conseille des organisations privées et publiques, et anime GreenIT.fr, le Collectif Conception Numérique Responsable (@CNumR) et le Club Green IT.

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